Emmanuel Hennequin est une figure importante dans l'underground Post-Punk/Goth français. Rédacteur en chef du site internet Obsküre (autrefois un magazine papier) et véritable activiste des musiques sombres, nous avons eu maintes fois l'occasion de collaborer par le passé. En grand connaisseur des scènes qui nous intéressent dans Jeu D'Ombre, il nous semblait capital de donner la parole au maître, lequel nous a aussi beaucoup influencé dans la création de notre propre média. Jeu D'Ombre est fier de vous présenter cet entretien très richement fourni et de faire passer Mister E. de l'autre côté de la barrière. Après tout, celles et ceux ayant donné tant de fois la parole aux autres n'ont ils pas aussi toute légitimité pour s'exprimer quant aux scènes qu'ils ont si souvent contribué à faire connaître ?
Propos recueillis par Xzvrey en 2023.
1/ Salut Emmanuel ! Cela fait un sacré bout de temps que nous n’avions pas collaboré ensemble. La dernière fois c’était dans le cadre de mon émission de radio : Les Ondes de la Crypte sur Radio Campus Bordeaux. Te souviens tu de ces quelques échanges ?
Bien sûr ! L’activisme des autres est comme une empreinte. Elle reste, me nourrit. Nous faisons les choses pour nous retrouver, non ?
2/ Tu es très actif dans les scènes Post-Punk/Goth depuis des années, notamment à l’écrit. Peux-tu nous résumer un peu ton parcours ?
Je ne suis plus vraiment le perdreau de l’année, mais tu ne me verras pas verser une larme (sourire). Mes premiers pas s’inscrivent dans le fanzinat… avec Nursery notamment, créé par Eric Henriet. Ça, ce sont les années 1990, avant que je sois recruté – joie ! – par Prémonition, revue papier plutôt luxe et vivant aujourd’hui une autre vie sur le web, toujours emmenée par Christophe Labussière, membre un temps de la rédaction d’Elegy. J’avais dans mes vingt ans, la cinquantaine est passée aujourd’hui. J’ai créé Obsküre sous forme de fanzine en 1998, je le distribuais par mes propres moyens. Deux petits numéros de bric et de broc avant de rencontrer Nicolas Pingnelain. Lui devient, quelques jours après notre premier rendez-vous, le webmaster de notre bébé www.obskure.com et fera en sorte de donner forte visibilité à Obsküre sur le web à partir de fin 1999-2000. Nicolas est un acteur majeur de cette histoire. Entretemps, je me fais d’autres armes en presse rock plus « généraliste ». Une interview formée sur la base d’un ping-pong que j’initie par mail avec Virginie Despentes à propos de sa traduction du livre Mort Aux Ramones chez Au Diable Vauvert, paraît fin 2002 sur www.obskure.com. Philippe Manœuvre, qui a préfacé le livre de Virginie, m’invite alors à travailler pour Rock’n’Folk. J’ai été le premier surpris. Expérience formatrice ! Je referais tout pareil. Obsküre a connu par la suite plusieurs versions papier. Version livre d’abord, Obsküre Opus I (2007, K-Inïte), puis magazine : vingt-sept numéros en kiosques édités par Edicide, de 2012 à 2016, avant le retour au full digital ces dernières années. Et dans les années précédant Obsküre Magazine, j’avais activement participé à la rédaction de D-Side. Le bimestriel spécialisé dans les mouvances dark était piloté par Guillaume Michel, ex-Elegy et faiseur des soirées parisiennes et autres fameux concerts electro/new wave/goth de La Locomotive. D-Side, c’est pour moi trente-sept numéros au compteur et une autre expérience journalistique d’importance. Beaucoup de rencontres aussi.
3/ Tu étais à la tête du magazine Obsküre et si je ne me trompe pas, tu continues d’écrire dans la version web : obskure.com c’est bien cela ? Peux-tu nous expliquer pour quelle raison le magazine n’existe plus au format papier ? Quel est l’avenir du site au fait ?
Je pilote la version web et bien sûr écris pour elle. L’équipe d’Obsküre Digital Media est composée d’une presque trentaine de personnes incluant contributeurs (réguliers ou non), photographes... Obsküre s’est réincarné sur le web suite à l’arrêt du magazine papier. Il nous manquait quelques centaines de lecteurs pour que la version physique, que nous avons adoré faire, trouve le plein équilibre financier. C’était à une époque où la captation publicitaire, dont j’étais aussi en charge pour le magazine, devenait déjà plus difficile sur le territoire France, en tout cas sur les niches musicales ciblées par Obsküre. Or il faut trouver de l’argent pour faire un journal ! Le fait est que les gens achetaient déjà bien moins de disques que dans les années 1990/2000, certains labels se cherchaient donc un nouveau modèle économique voire périclitaient, alors la pub devenait difficile à dealer et nous avions beau être précautionneux, les pratiques de prix des formats publicitaires se dégradaient de facto… Ah l’argent, éternel nerf de la guerre ! Et pour peu que la distribution de ton titre soit aléatoire en qualité (ce qui ne dépend pas de la rédaction d’un magazine mais d’autres acteurs), l’équilibre économique s’avère de plus en plus difficile à atteindre. Donc soit les lecteurs s’abonnent et constituent un socle t’offrant de la visibilité et de la sécurité, soit tu es un peu en-dessous et là… Toutes niches confondues d’ailleurs, les titres de la presse musicale continuent de disparaître des kiosques les uns après les autres, aujourd’hui. Il faut à mon sens chérir les derniers survivants, les protéger, les suivre quand on le peut, le veut. Bref. Il a été compliqué de prendre la décision d’arrêter la version physique d’Obsküre, personnellement je suis plus qu’attaché au papier… mais aujourd’hui, tout cela est derrière moi. Au bilan, je reste plus qu’heureux du travail accompli par l’équipe sur la version papier. Je suis fier d’elle. Et puis sur le web nous maintenons, je crois, l’esprit du papier : que ce soit dans certains formats d’article ou dans le niveau d’écriture, mais aussi dans le design général des pages. Kurtzdev, qui a réalisé notre site web, nous a offert un nouvel écrin.
4/ Quelles sont tes activités autour des musiques sombres aujourd’hui ? J’ai lu ton excellent live report sur le concert de Corpus Delicti à Cognac le 05 Novembre 2022. J’en déduis que tu écris toujours. À quelle fréquence écris-tu des articles et où ?
L’écriture est simplement un besoin, je ne me suis jamais arrêté. La fréquence est variable, je ne veux pas faire pour faire. Pour Obsküre c’est plusieurs fois par semaine, comme certains de mes collaborateurs. Si tu lis une actualité sur le site web, c’est certainement parce que j’ai trié et mis en forme de l’information entre 5 et 7h00 du matin… J’essaie d’assurer les mises en ligne avant de partir travailler. Pour le reste des médias, c’est au feeling, au gré de ce que je découvre, de mon appétit… Mes temps d’écriture se concentrent en réalité sur le matin et le soir, hors le temps que je consacre à mon propre bureau d’études. Mais pour en revenir à l’écriture en presse musicale, j’agis en parallèle d’Obsküre pour la rédaction amie de New Noise, de façon sporadique, mais aussi pour le fanzine dark basé à Cognac, Twice et la très belle – et bonne ! – revue Persona, lorsqu’elle me le demande. Mon activité d’écriture principale se concentre au final sur www.obskure.com et, en presse papier metal, sur Rock Hard Magazine, titre pour lequel j’œuvre avec la fierté du coq depuis le n°85. Rock Hard en était au n°244 à l’été 2023. Je suis très attaché à l’équipe, à ses valeurs. Nous avons traversé des choses ensemble.
5/ À titre personnel maintenant, quel est ton rapport avec les scènes Post-Punk/Goth ? Comment as-tu découvert cet univers musical ? Quel impact cela a eu sur ta vie ?
Un impact émotionnel profond. Lorsque je quittais le lycée, à mes heures de pause à la fin des années 1980, je me rendais aux Galeries Lafayette à Limoges. Sur les écrans TV tournaient parfois en boucle à l’étage des images live de The Mission. Il devait y avoir quelqu’un de bien dans le magasin… C’est d’ailleurs et aussi là que je suis tombé sur un exemplaire vinyle de Carved In Sand ! Ce visuel… Et puis ma voisine m’offre Disintegration de Cure à la même époque, bref, il y avait des signaux. La découverte la plus fondamentale reste sans doute Elizium de Fields Of The Nephilim en 1990, qui reste pour moi l’un des disques les plus importants du rock gothique. Un copain de fac m’avait fait une copie k7 d’Elizium, je ne m’en suis jamais remis. Usée jusqu’à la corde, la copie. Lorsqu’Elizium débarque, je baigne déjà dans un référentiel afterpunk, new wave et coldwave : The Cure donc, mais aussi Joy Division, etc. Les bases. Et puis autour de moi, des gens partageaient cette culture alternative, même si je n’échangeais pas encore trop avec eux. Le temps de ma période « initiatique », j’ai plutôt gardé ces choses pour moi, en moi. Elles me travaillaient, je m’acclimatais. Un peu comme quand tu mets les pieds dans un bain froid. À l’origine je venais plus de la synth-pop, du rock, du psychédélisme et du vieux heavy rock / hard rock, des références partagées par la foule mais auxquelles je tiens toujours et très fort : les premiers A-Ha, Depeche Mode, U2, Led Zeppelin, plus tard AC/DC, Thin Lizzy, Maiden. Rien de très « spécialisé », plus un bain d’influences. Bref. J’ai gardé tout ça en moi. Je ne quitte pas les choses, j’aime sentir l’expérience augmenter, ce frisson de l’ouverture, j’aime le mélange. Le gothic rock, c’est un truc qui me saisit à l’aube de la majorité et ne me quittera plus : The Mission, The Sisters Of Mercy restent de mes héros même s’ils représentent aujourd’hui mes vingt ans. J’ai immédiatement été fasciné par les manières, la suggestion, les chapeaux, la vibration romantique, les boucles de guitares. Les voix aussi, le sépulcre, la théâtralité. Le reste est un cheminement personnel vers d’autres sous-genres des mouvances dark, cheminement éclairé par la parole des autres, que je recherchais et recherche toujours : les découvertes sont souvent provoquées par tes lectures ou l’apostrophe d’une connaissance.
La scène gothique du Royaume-Uni reste fondatrice en ce qui me concerne, mais aussi tous ces sons qui élargissent le spectre dans les années 1980-1990 : l’éther du fond de catalogue originel de 4AD en particulier, le genre heavenly voices, le death rock, la musique industrielle, l’electro-dark, le dark ambient. À l’époque de D-Side je me suis ouvert progressivement aux diverses forme d’electro froide, et Guillaume Michel n’y est pas pour rien. Tu n’arrêtes jamais de tirer le fil, c’est un puits sans fond. Et puis les humains se reconnaissent les uns les autres, les affinités créent de l’alchimie, il y a un truc tribal là-dedans. J’ai aimé ça. À la Faculté, je suis allé à l’instinct vers des gens qui avaient la culture de la chose, c’est d’ailleurs ce qui m’a fait monter à cette époque la newsletter Eclectic Sounds avec les frères Stéphane et Frédéric Lamonerie. En résumé, ces musiques ont bouleversé mon existence, m’ont fait rêver, rencontrer des gens : adeptes de ces musiques, gens de la scène au sens large. Et aujourd’hui, ces sons nourrissent encore, et puissamment, mon quotidien et mon regard sur le monde, sur les autres. J’y trouve des sensations, fortes, beaucoup de questions, parfois des réponses. Les questions sont essentielles.
6/ As-tu déjà joué dans un groupe ? Si oui quel est ton parcours musical ? Je crois me souvenir que tu pratiquais un peu la basse mais je peux me tromper.
Tu as bonne mémoire. Ma formation de base est classique, violoncelle dix ans en Conservatoire. J’ai pratiqué la basse ensuite – quatre cordes, ça suffit largement – et au principal dans un groupe pop/rock/psyché, avec de proches amis pendant sept ans (après de fugaces aventures en trio punk et sale). Nous avons enregistré en studio, d’ailleurs. Rien de très gothique, cela dit : un rock céleste, nous tirions plus du côté Pink Floyd de la Force que du côté Virgin Prunes (rire) ! Une expérience humaine marquante. C’était vraiment bien, et ces gens restent près de mon cœur.
7/ J’aimerais beaucoup avoir ton avis concernant l’état des scènes Post-Punk/Goth aujourd’hui. À mon sens, nous sommes face à une grande richesse en termes de production depuis grosso modo 2010, avec beaucoup de sorties, des labels, des concerts et surtout, des albums de qualité partout dans le monde.
Je te suis, même si je ne pas certain que le phénomène ait particulièrement faibli entre la fin des années 1990 (cette décennie-là aura eu sa fertilité) et 2010. J’ai même le sentiment, mais c’est mon âge qui le veut, d’avoir vécu de belles années depuis 1990… Cela étant je te rejoins : je crois aussi la scène toujours active. Néanmoins, avec l’avènement d’Internet et la profusion des références aisément disponibles depuis vingt ans (les plateformes online, Bandcamp, etc.), la consommation de musique a évolué. Dénicher les références fondamentales, fédératrices voire refondatrices, me semble moins aisé que dans les années 1980 ou 1990 : le journalisme dit « spécialisé » me semblait alors mieux identifié et la prescription, à cette époque, passait par lui d’une manière plus prégnante, en tout cas dans mon ressenti. Aujourd’hui, la parole des spécialistes continue à toucher ceux qui ont vécu avec elle mais s’est peut-être un peu « démonétisée », et le phénomène est sans doute intergénérationnel : les consommateurs, quel que soit leur âge ou leur profil socio-culturel, construisent une relation individuelle plus directe et autonome à la musique. C’est la magie du web, des playlists et plateformes légales… L’offre est pléthorique, les algorithmes des plateformes légales créent des tunnels dans lesquels les gens s’engouffrent et se laissent porter. Alors deux options : 1) Soit vous vous laissez faire et vous ne vous posez plus de questions… ce que je trouve assez effrayant, l’algorithme n’est pas mon maître – 2) Soit vous avez une démarche plus volontariste et la profusion de l’offre vous plonge dans une jungle à défricher par vous-même – ce qui me fait croire que, tout de même, les médias spécialisés conservent un rôle à jouer vis-à-vis des personnes qui aiment fouiner, lire, se documenter sur ce qu’ils écoutent. Ces médias repèrent, trient, mettent en valeur, à leur manière donnent des repères et vous font dépasser le simple acte de consommation. Mais s’ils veulent le faire correctement, s’ils veulent être crédibles, et sachant que leur public a « faim », ils doivent s’imposer une ligne, une exigence. Quelque part, ça nivelle vers le haut et c’est bien. Au lecteur de faire le tri dans ses sources ! Il y a tellement de choses sur Internet… et encore quelques-unes dans les kiosques !
8/ Dans le même ordre d’idée, je trouve qu’on a trop souvent tendance à réduire les scènes Post-Punk/Goth aux pays occidentaux alors que le reste du monde abrite pourtant nombre de groupes talentueux. Quel est ton avis là-dessus ?
Poids de l’histoire des mouvances dark / projection & image mentale / factualité. Si tu me parlais de death metal, lequel n’est pas notre sujet, je penserais tout de suite à la Floride alors que ses origines sont sans doute plus éparses. Mais j’y pense parce que dans ma représentation du genre, un certain son s’est formé là-bas, des studios et certains producteurs y ont fait leur nid… Le berceau du black metal, par contre, est perçu par nombre de gens comme étant la Scandinavie alors que l’Angleterre a accouché de sons proto-BM (Venom, exemple). Les vagues se suivent mais death et black ont essaimé à travers le monde, et depuis belle lurette ! Aujourd’hui les groupes sont partout… et le temps a produit son effet : le death metal a eu son pendant « mélodique » 90’s/2000’s, et les premières références popularisées en ce domaine, c’est la Suède ! Les nostalgiques de la Floride, tenants du death old school, n’ont pas tous apprécié… Mais revenons à ton sujet, et là mon constat rejoint le tien : les scènes dark prises au sens large sont loin de se limiter à l’Occident. Il y a une communauté gothique au Pérou. Kælan Mikla a jailli d’Islande, il y a une scène dark ambient en Iran au point que le label spécialisé Cold Spring y consacre de fantastiques compilations, Kuunatic et son tribalisme viennent de Tokyo, She Past Away est d’origine turque... L’histoire d’une scène peut donc s’analyser à partir de racines territoriales, et ce fait marque l’inconscient collectif ; mais le temps fait son œuvre, comme nous le voyons une nouvelle fois : dissémination, dispersion, c’était vrai avant le web ; mais avant lui, nous ressentions à retardement cet effet de « dispersion géographique des genres ». Il fallait attendre le facteur qui nous apportait le fanzine trimestriel voire semestriel, et y découvrir que tel projet gothique ou darkwave était né, issu d’un territoire extra-européen ou extra-américain. Bref, le rythme de « déterritorialisation » des genres me semble s’être accentué avec la montée en puissance du web : l’information circule vite, réveille des vocations partout.
9/ Es-tu toujours attentif à ce que produit l’underground Post-Punk/Goth ? Je veux dire, as-tu toujours le désir de découvrir des groupes émergents et de nouveaux artistes prometteurs ? Peux-tu nous recommander quelques-unes de tes découvertes ?
Mon dernier vrai coup de foudre va aux Basques Orbel, dont le deuxième album est bouleversant mais pas spécifiquement dans le champ goth/post-punk. Plus dark trip hop. Il y a aussi, nourri d’un feeling gothique – quoique peu académique dans ses fruits – un jeune projet formé par des gens… confirmés : Mellano Soyoc. Lowpkin m’intéresse aussi, des Français à suivre dans le genre post-punk synthétique. En vrac, d’autres références qui m’ont secoué récemment : Yves Tumor (excellent dernier album Praise a Lord Who Chews But Which Does Not Consume Or Simply Hot Between Worlds), Stupor Mentis (projet mis en suspens hélas), ou encore le formidable premier album d’Infinity Ring, si tu aimes les ambiances mystiques façon Swans (Nemesis & Nativity, 2023). Le dernier Naut, dans une manière dark post-punk, est saisissant (Hunt, 2023) et le prochain Final Gasp, chez Relapse, déploie aussi quelques charmes dans le genre death rock / dark post-punk (sortie : rentrée 2023). Il y en a tellement… ah oui ! Pour finir, je citerai volontiers les récentes productions du label electro Ant-Zen, souvent exquises, là encore au-delà du seul champ afterpunk, quoique le label ait aussi cette culture, ainsi que l’a prouvé le récent EP de Geneviéve Pasquier.
10/ Quels sont tes albums de référence en matière de Post-Punk/Goth ?
Oh, là là. Impossible de tout mettre ! Je réduis volontairement aux références qui ont structuré mon champ sensible, ce qui me fait exclure l’actualité brûlante mais élargir l’horizon d’un bon cran, au-delà de l’afterpunk et du gothique, juste histoire d’embrasser les nuances de froid et de spleen en musique.
Nico – The Marble Index (1968) + Desertshore (1970) + The End (1974) / David Bowie – Heroes (1977) / Joy Division – Closer (1980) / Killing Joke : quasi-tout jusqu’à Pandemonium (1994) avec une pensée émue pour Extremities, Dirt & Various Repressed Emotions (1990) / Siouxsie & The Banshees – The Scream (1978) + Juju (1981) + A Kiss In The Dreamhouse (1982) + Tinderbox (1986) / Echo & The Bunnymen – Heaven Up Here (1981) / The Cure – Seventeen Seconds (1980) + Faith (1981) + Pornography (1982) + Disintegration (1989) + Wish (1992) / Bauhaus – In The Flat Field (1981) / Cocteau Twins - Garlands (1982) + Head Over Heels (1983) / Chameleons – Script Of The Bridge (1983) / KaS Product – Try Out (1984) / The Sisters Of Mercy - les premiers EPs + First & Last & Always (1985) + Floodland (1987) / Depeche Mode – Violator (1990) / Requiem In White – Of The Wand Infinite (1995) / This Mortal Coil – Filigree & Shadow (1996) / The Mission – les trois premiers albums (1987-1990) / Dead Can Dance - Within The Realm Of A Dying Sun (1987) / Fields Of The Nephilim – The Nephilim (1989) + Elizium (1990) / All About Eve – All About Eve (1988) / Death Cult + The Cult : Dreamtime (1984) + Love (1985) / New Model Army – Thunder & Consolation (1989) / And Also The Trees – tous jusqu’à Green Is The Sea (1992) / Christian Death – les quatre premiers albums, Atrocities (1986) inclus / Christian Death feat. Rozz Williams : The Path Of Sorrows (1993) + Iconologia (live) (1993) + The Rage Of Angels (1994) / Das Ich – Die Propheten (1991) / Love Like Blood – An Irony Of Fate (1992) + Odyssee (1994) / Trom – Balmor (1993) / Corpus Delicti – Sylphes (1994) / Swans – The Great Annihilator (1994) / Ikon – In The Shadow Of The Angel (1994) / Daucus Karota – Shrine (EP) (1994) / Morthem Vlade Art – Allegory Of Putrefaction (demo) (1995) + Herbo Dou Diable (1997) + Organic But Not Mental (2000) / Faith & The Muse – Annwyn, Beneath The Waves (1996) / Mémoires d’Automne – Cliché (demo) (1996) / The Nefilim – Zoon (1996) / Type O Negative – October Rust (1996) / Sol Invictus – The Blade (1997) + Thrones (2002) / Mt. Sims : tout à partir de Wild Light (2004) / She Wants Revenge – She Wants Revenge (2006) / Seventeen At This Time – Tokkoubana (2013)
Et puis il y a tous ces projets à côté desquels je m’en voudrais de passer : The Sound, The Opposition, The March Violets, Virgin Prunes, Play Dead, Red Lorry Yellow Lorry, Ghost Dance, Gary Numan, T21, Nick Cave, Einstürzende Neubauten, Isidore Ducasse, Marquis de Sade, Marc Seberg, Death In June, Proton Burst, Desiderii Marginis, Rosa Crvx, Lisieux, Vesperal (grande tendresse pour le Wasteland de 2019), Curtain, Curve, Collection d’Arnell-Andrea, The Young Gods, A Wedding Anniversary, Olen’K, H/P, Rome, MZ.412, Raison d’Être, Sopor Aeternus, Ordo Rosarius Equilibrio, Chelsea Wolfe, Wovenhand, Arcana ou encore Irfan. Et puis en dehors des sphères darkwave : The Third & The Mortal, Bärlin, Manes, Ulver, l’album Red de King Crimson… Plus récemment et en vrac : Mellano Soyoc (j’insiste), Dear Deer, The Sade, Varsovie, Ulvtharm (projet d’un des membres de Mz.412), et puis les Français Sang Froid : un super-son froid et dark afterpunk ! Je m’arrête là, il faut savoir s’arrêter. Cet exercice a quelque chose de frustrant, tu es un être cruel.
11/ Revenons à l’écriture maintenant. T’arrive-t-il d’écrire autre chose que des articles journalistiques ? Par exemple : des nouvelles, des romans, des poèmes ou des graffitis sur la cuvette des chiottes ?
Des graffiti, j’essaierai. Plus qu’à trouver l’endroit. Pour le format fiction/poésie, non : je n’ai pas ce feeling. Concevoir des personnages, imaginer des histoires qui leur arriveraient n’est pas dans ma nature. Je n’aime vraiment écrire, je crois, que sur le réel, le tangible, le vécu. De fait, hors mon activité en matière de journalisme orienté musique, j’écris pour des dirigeants d’entreprises ou des institutions. Ça peut prendre au final la forme d’un discours en public, un portrait pour un dossier de levée de fonds ou un livre d’entreprise, un guide juridique de 100 pages sur tel ou tel thème du droit de l’environnement. Difficile d’y placer une référence à Nina Hagen ou Lydia Lunch. J’ai aussi pu écrire des préfaces pour des livres (études sur la musique, roman), ça j’aime bien. Mais franchement, ce qui m’intéresse le plus à travers l’écriture, c’est la rencontre avec mon sujet. Sonder l’intériorité, comprendre.
12/ Comment ta passion est-elle vécue par ton entourage ? Est-ce que cela te prend beaucoup de temps ? D’ailleurs, est-ce que l’écriture constitue ton gagne-pain ou as-tu un job à côté ?
Mon entourage peut trouver ma passion chronophage, alors je concentre pour partie mon activité sur ses temps de sommeil ou d’absence. Mon agenda est un puzzle, un puzzle est un jeu. Quant à ta seconde question : certains donneurs d’ordre me paient pour mon écriture, c’est un revenu complémentaire à mon revenu principal. Le job dit « principal » est d’une tout autre nature : j’ai créé avec quatre amis une entreprise en avril 2000, un bureau d’études. C’est donc en parallèle de cette activité professionnelle que je travaille pour la presse nationale. La pluridisciplinarité conditionne mon équilibre, j’ai la linéarité en horreur.
13/ Depuis de nombreuses années maintenant j’ai l’impression que le fait de nourrir une passion pour les musiques sombres (Post-Punk/Goth, Métal, Dark-Folk… la liste est longue) peut constituer un handicap dans les relations sociales classiques (avec les gens « normaux » si on devait schématiser). Comme si nous étions dénigrés par nos contemporains. Quel est ton avis là-dessus ?
Tu le vis comme ça ? C’est drôle… ça me rappelle le sentiment que j’avais à mes vingt, trente ans peut-être encore, époque à laquelle j’étais sans doute dans une posture plus revendicatrice sur mes appétences et goûts. Peut-être ma posture déclenchait-elle de temps à autre, dans le corps social, une résistance, un réflexe épidermique qui pouvait m’exaspérer. L’animal social aspire à être accepté par le groupe, non ?... Et je suis loin d’être un asocial. Je ne sais pas trop qui sont les gens « normaux »… Tu vas vers ce qui t’attire, les goûts sont comme les croyances : ils ne se dictent pas, et puis les miens sont trop divers pour que je m’aventure à quelque prosélytisme. J’espère, d’ailleurs, ne jamais tomber dans cet écueil. En résumé : mes goûts ne m’essentialisent pas et mes appétences musicales et plus largement culturelles, quoique vives, ne circonscrivent pas ma sociabilité. Les gens m’intéressent, alors j’essaie d’avoir avec eux des conversations qui d’abord les intéressent eux. Ma passion, je la partagerai avec celles et ceux qui l’ont aussi, ou qu’elle intrigue. Susciter un appétit nouveau chez les autres est une récompense ! N’oublions pas que la France est un pays de chansons : elle est attachée aux mots, aux voix. L’expérimentation, les tonalités blafardes, le bruit blanc, les froideurs en musique, n’emportent pas vraiment les masses. N’importe qui peut se lover dans « La Nuit je mens », mais les gens comprennent moins facilement Bashung sur Novice, lorsqu’il embauche Colin Newman de Wire à la guitare.
14/ T’arrive-t-il fréquemment de te rendre à des concerts, festivals ? Seras-tu présent à certains dans les mois à venir ?
En tant que musicien moi-même et pour en avoir discuté avec pas mal de groupes, j’ai l’impression qu’il est de plus en plus difficile de proposer des concerts Post-Punk/Goth. As-tu ressenti cela également ?
Les impératifs liés à la vie personnelle et professionnelle ne m’éloignent pas des salles mais je m’y rends sans doute moins qu’à mes vingt, trente ans. Je sélectionne davantage, mais je me fais pour serment de ne jamais rater certains shows : ceux des jeunes pousses qui m’enthousiasment, bien évidemment, comme les concerts des formations qui m’ont marqué à partir de ma majorité. Revoir récemment The Cure et The Mission comme voir enfin Corpus Delicti, ça m’a fait quelque chose. La performance live actuelle de Corpus est d’une grande qualité. J’ai pu faire aussi des centaines de kilomètres pour voir Fields Of The Nephilim, Nick Cave ou Neubauten, et j’en referai. En l’occurrence, une forme de nostalgie influe certainement sur mon choix. Quant à l’offre live post-punk/goth, elle ne faiblit pas forcément dans le monde mais la France n’a jamais été une terre d’accueil naturelle pour ces scènes-là. Il a toujours fallu se démener pour proposer ce genre d’évènements, c’est un marché de spécialistes et un auditoire que je qualifierais de la même manière : confidentiel, minoritaire. Si on tient à lui, alors il faut transmettre aux vivants, mais aussi aux générations d’après, renouveler les publics. Les médias s’activent, mais… aux parents de faire leur travail, aussi (sourire) !
15/ Emmanuel, je te préviens, là il s’agit d’une question obligatoire que personne ne peut esquiver chez moi : quels sont tes plats et boissons favoris ?
Je n’esquiverai rien. Mon aliment de base préféré est le pain, depuis toujours. Je n’ai pas de plat préféré, j’en ai mille. Je regrette les rognons au four ou en sauce Madère de feu ma grand-mère maternelle. Ma maman cuisine très bien et moi, je cuisine mal mais je m’efforce de manger le moins de nourriture transformée possible. Peler les légumes est une activité enrichissante, surtout avec le podcast Affaires Sensibles dans le casque. J’évite le death metal quand je pèle des patates, sauf si je veux de la lamelle. J’aspire aussi à manger moins de viande en vieillissant, quoique j’aime ça. Appelle-moi flexitarien si les étiquettes t’amusent, moi je ne sais pas ! Je privilégie en tout cas les viandes blanches et tu n’as pas intérêt à me prendre les ailes du poulet fermier, elles sont à moi. Une découverte marquante : les huîtres cuites au curry de mon oncle, il y a des années. Pur délice, alors que tu ne ferais pas avaler une seule huître crue, quel que soit son calibre. Quant aux boissons : vins de bourgogne (mais pas trop, c’est cher – merci au passage au spécialiste pur jus Clément, mari de ma cousine Sophie, pour la récente et sensible présentation) et whiskys, tourbés ou non. Une devise que je fais mienne : boire peu, mais si possible boire bon. Boire implique des occasions, des amis.
16/ Quel est ton meilleur souvenir lié aux scènes Post-Punk/Goth ?
Il y en a plein, et là encore au-delà de la seule sphère post-punk/goth. D’abord la rencontre avec ceux qui m’ont donné ma chance dans le journalisme musical. Tous et sans exception. Ensuite la rencontre physique avec ceux que je considère comme des éclaireurs et dont j’ai voulu sonder l’intériorité : entre autres Carl McCoy (The Nephilim), Nick Cave (une émotion immense la première fois, la lumière était irréelle, tout était irréel), Jaz Coleman (Killing Joke), Wayne Hussey & Craig Adams (The Mission / The Sisters Of Mercy), Michael Gira (Swans). Dans les souvenirs gravés, il y a aussi la voix de Siouxsie ou Ian Astbury (The Cult) au téléphone. Il y a quelques moments d’émotions intenses restées en « off », confidences qui viennent avec la confiance, ces choses que tu ne dois écrire nulle part mais dont tu nourris ton écriture. Il y a aussi, enfin, cette fin d’après-midi qui me revient à l’esprit, durant laquelle je m’entretiens avec Olivier Tarabo de Rosa Crvx. C’est le 20 avril 2002 à Cognac, dans les locaux de West Rock. Nous abordons la question de l’apparat, du noir, de ce qui motive ça… L’instant présent prend sa pleine valeur lorsque tu entres en conscience de l’inéluctable. Nous vivrions mieux et plus intensément, je crois, si nous évacuions le tabou de la mort.
17/ Tu sais, le but ultime pour Jeu D’Ombre serait de proposer une édition papier en noir et blanc de temps à autres, au format fanzine. Est-ce une bonne idée selon toi ? Connais-tu des fanzines ou magazines qui parlent des scènes Post-Punk/Goth (peu importe la langue) qui continuent de sortir aujourd’hui ?
Oui : Twice ! Le fanzinat est devenu un exercice de style dont l’âge d’or me semble parfois un peu loin : l’époque pré-web, celle de la profusion des zines dark indés que j’ai pu chérir tels que, entre autres, Le Scatopode, Noising Therapy, Dark Spirit ou encore le fanzine orienté gothique et piloté par Laure Cornaire, Hekatombe. Mais j’aime le papier plus que tout, et il y a encore des gens qui aiment ça je crois, même si ce public, sans doute vieillissant, donne le sentiment de progressivement s’absenter ces dernières années. Plusieurs difficultés à surmonter, t’en voilà deux : toucher les gens, fidéliser un lectorat. Dans le monde des fanzines, et de par sa longévité, Twice est donc un exemple atypique. La force de conviction de certains des créateurs du titre a fait perdurer une aventure, et lui donne une profondeur. Fidéliser passe par l’histoire dans laquelle tu embarques les autres et la force, la pertinence de ce que tu offres : un contenu, une qualité. Il faut proposer du contenu. Alors ce n’est jamais une mauvaise idée de vouloir créer quelque chose, fais-le. Mais il faut définir un projet éditorial, établir ses lignes directrices. Les verbaliser, je crois, est précieux. Parce que c’est à partir d’un socle de valeurs ou d’aspirations, conscientisées et explicites, que tu construiras le projet et t’entoureras des personnes qui se reconnaissent dedans, veulent le faire avec toi. Et ce sera sur ces personnes que tu sauras pouvoir compter, tu auras besoin d’elles. Après, tu n’as pas forcément besoin de beaucoup de gens pour aboutir à quelque chose qui réponde à tes attentes ou à ton exigence, tu as besoin de gens qui sont dans le même désir que toi. Le désir est une des grandes clefs. C’est valable pour toute entreprise humaine, en tout cas comme point de départ.
18/ Souhaites-tu ajouter quelque chose ou aborder un sujet dont nous n’avons pas parlé jusqu’à maintenant ?
Il y en aurait plein : l’utilité des remakes au cinéma, la pertinence des suites, le Batman de Nolan est-il le meilleur ? La place des femmes, notre rapport à leur corps et leur esprit, la beauté de Monica Bellucci, le charisme de Sigourney Weaver, la persévérance dans son regard. Le regard de Simone Veil aussi, cette force qui anime les survivants. Et puis l’intention en art, la concentration des médias, le sens de l’action politique, la transformation des rapports humains par les réseaux sociaux, le relativisme, la post-réalité, les manifestations diverses du complotisme, les platistes sont-ils des extraterrestres ? Le stress hydrique (réalité imminente), ce que nous aimerions laisser aux gosses et ce qu’il en reste au final… et sûrement plein d’autres choses. Tu as une petite semaine de libre ?
19/ Emmanuel, j’ai été enchanté de collaborer une nouvelle fois avec toi et je te remercie de nous avoir accordé du temps et de l’énergie pour répondre à cette interview.
Eh bien moi je te souhaite de la vibration, de l’inspiration, de l’appétit. Mange le monde, mais ne le trompe jamais.
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